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La viole de gambe et le théorbe : voici deux nobles instruments à cordes, auréolés de grandeur et de finesse, frères en art. L’intime né de leur complicité dans le baroque français est à la source de cet enregistrement.

On l’a dit : le luth et la viole de gambe avaient bien des choses en commun ; il n’est donc pas surprenant que de nombreux musiciens professionnels à la cour de France maîtrisassent les deux instruments. Robert de Visée (ca. 1655-1733) était l’un d’eux. Comme Marin Marais, il était engagé comme musicien de la Chambre du Roi et tous deux jouèrent certainement ensemble d’innombrables fois. De Visée jouait du théorbe et de la viole de gambe, mais aussi de la guitare ; il composait également. Il était passé maître dans l’arrangement de ses propres œuvres : de ses 189 compositions originales, il fit circuler un total de 730 versions différentes pour sept instrumentations ou instruments différents.

Marais et de Visée ne partageaient pas que le travail : ils éprouvaient tous deux une loyauté indéfectible à l’égard de l’esthétique absolutiste de leur employeur, Louis XIV. Cela se manifeste principalement dans leur attachement à la danse comme modèle pour la musique instrumentale, dans leur horreur de la sonate d’origine italienne et de son porte-bannière, le violon.

Depuis le milieu du XVIe siècle, la danse occupait une place centrale dans les rites sociaux de l’aristocratie française. Toute personne qui aspirait à la réussite sociale et politique devait pouvoir danser. Sous le règne de Louis XIV, les spectacles de danse grandioses comme le ballet de cour devinrent de moins en moins un simple passe-temps social pour se faire peu à peu l’expression du pouvoir absolu. La danse devenait une scène sur laquelle se faisait voir la puissance du Roi Soleil.

En règle générale, la musique instrumentale composée pour la Chambre du Roi par des musiciens comme Marais et de Visée n’était pas dansée. Elle était avant tout destinée à être écoutée ; les compositeurs pouvaient s’y permettre une plus grande liberté que dans la musique de danse purement fonctionnelle. Mais ils furent néanmoins influencés par les rythmes et les constructions caractéristiques de la musique de danse, alors omniprésente.

Les danses instrumentales étaient généralement groupées en suites, selon une structure de base fixe : allemande, courante, sarabande et gigue, précédées d’un prélude abstrait et souvent assez long. L’on pouvait à volonté ajouter encore des chaconnes ou des rondeaux qui, par leur structure répétitive, offraient à l’interprète la possibilité de mettre en valeur ses capacités instrumentales. Dans ses Pièces de viole, Marais classa toujours les danses par tonalité, tel un catalogue dans lequel le musicien pouvait faire son choix.

On peut observer, dans l’immense collection des Pièces de viole de Marais, comment ces danses furent petit à petit associées à des pièces de caractère. Ainsi, dans l’allemande La Magnifique, une expressivité extravertie prend clairement le pas sur le rythme de danse originel. Des pièces simples comme La Rêveuse, Le Badinage ou Les Voix humaines s’aventurent encore un peu plus loin hors du sillage de la musique de danse. Ce sont des sources d’inspiration extra-musicales et non la cadence qui déterminent les sonorités : de méditations rêveuses, prononcées d’une voix voilée, à un ricanement prudent ou au secret de la voix humaine. C’est dans ce dernier cas que la viole de gambe montre peut-être son visage le plus beau, car, selon de nombreux mélomanes de l’époque, elle possédait le don de chanter aussi bien que la voix.