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Les œuvres interprétées ici appartiennent pour l’essentiel à la dernière époque créatrice de Chopin. Les tenants d’une tripartition appliquée à sa production et à son évolution stylistique font remonter le début de cette phase ultime à 1841.  Qu’on pense à la Polonaise en fa dièse mineur, au Prélude op. 45, à la 3ème Ballade, aux Nocturnes op. 48 et à la Fantaisie en fa mineur.

Entre autres caractéristiques, un agrandissement des dimensions se manifeste parallèlement à une complexité accrue des formes et au croisement des genres musicaux, tous éléments réunis en apogée dans la Polonaise-Fantaisie op. 61 (1846). L’héritage beethovénien travaille Chopin par-delà les œuvres qui portent le titre de Sonate. L’étude approfondie de J.S. Bach fertilise une pensée linéaire avec, en maints endroits stratégiques, une écriture en imitation, voire en canon : autant de raccourcis dans la mise en perspective temporelle. Ce trait marque la 4ème Ballade, la Sonate en si mineur (mouvement initial), la Polonaise-Fantaisie et le premier Nocturne op. 62 ; il culminera dans l’ultime Sonate op. 65 pour piano et violoncelle. Le chromatisme s’intensifie à tous les niveaux, cependant que des éléments d’improvisation stylisée viennent s’intégrer dans la composition: Prélude op. 45, Fantaisie en fa mineur, 4ème BalladePolonaise-Fantaisie. Le grand Prélude op. 45 (1841) présente un aspect tant soit peu cryptique dans son parcours kaléidoscopique de nombreuses tonalités, tour à tour diésées ou bémolisées. C’est une rêverie, successivement colorée des teintes du prisme sonore, suspendue entre terre et ciel dans les “espaces imaginaires” dont parle Chopin.

La Sonate en si mineur op. 58 (1845) respire la santé artistique : noble énergie et puissante maîtrise mentale. Le premier thème du mouvement initial, dans sa cambrure chevaleresque, tout comme la première idée du finale héroïque, sont bien d’une âme polonaise. Le bel canto, lui, domine dans la cantilène enfiévrée du second thème et s’impose à travers tout le nocturne que constitue le Largo. Y a-t-il plus vénitien que la reprise en barcarolle après la section centrale? Celle-ci, soliloque méditatif dans sa “dérive” harmonique, représente quelque chose comme Les Barricades Mystérieuses (sans titre!) d’un “Couperin teinté de romantisme” (Wanda Landowska). Quant au Scherzo-trio, pièce à double visage, c’est un Janus bifrons, tour à  tour jongleur de haute précision et rêveur introspectif en proie à quelque réminiscence obsédante et berceuse.

La 4ème Ballade op. 52 (1843) passe volontiers pour le chef-d’œuvre de Chopin. Sans doute entend-on par là souligner l’harmonie des proportions architecturales et une adéquation forme-contenu proche de la perfection. Un fantôme de sonate hante la Ballade, qui participe tout autant de la variation et du rondo. Avec son balancement et ses retours sur soi, avec ses oscillations harmoniques, le thème principal agit comme une image onirique dans la mémoire et le psychisme de l’auditeur. De couleur “nordique”, le second thème rappelle l’épisode pastoral au centre de la 2ème Ballade. Toutes les forces mises en œuvre concourent, par vagues successives, à amener dans les pages conclusives un maximum de tension noblement passionnée.

[A propos de la Polonaise-Fantaisie (1846), Chopin écrit travailler à “une chose que je ne sais encore comment dénommer”. C’est qu’au terme d’une formidable évolution sous sa plume, la Polonaise est devenue le lieu où se croisent et s’entremêlent l’épique, le narratif, le lyrique au gré de contrastes dramatiques. L’improvisation s’intègre en outre à la composition avec un vaste prélude stylisant le geste du barde qui se saisit de sa harpe avant d’entamer une fresque de toutes les Polognes. Et tout comme dans la Fantaisie en fa mineur une section recueillie en si majeur est au cœur de cette composition, que Ravel considérait comme “un épanouissement splendide” chez Chopin, aux côtés du Prélude op. 45 et de la Barcarolle op.60;] On y ajouterait sans peine les Nocturnes op. 62, diptyque axé sur la quinte/quarte si-mi. Tous deux élargissent considérablement la forme ternaire A B A en atténuant le dramatisme d’un contraste violent du volet central avec les extrêmes. C’est dire l’importance des conduits intermédiaires, qui tendent à devenir autonomes. Dans le Nocturne en si, seul Chopin pouvait réussir la juxtaposition des entrées chromatiques en imitation et de la grande arabesque finale (issue de la Berceuse).