C’est d’abord une fascination pour le son, une obsession même, qui vous plonge dans la spirale de ses
différents paramètres : vibration, onde, vitesse, intensité, timbre, fréquence, hauteur… « J’ai toujours été touché par l’importance primordiale redonnée au son et à ce dans quoi il évolue : le Temps. », précise l’interprète de l’enregistrement. Qu’il nous file entre les doigts, le temps d’une danse macabre, qu’il s’entortille avec une valse, ou qu’il tourne avec quelques loops, de l’expressivité déchirante du saxophone soprano au spectre étonnant du rare saxophone basse en passant par la tendresse du ténor ou de l’alto, ce programme tente le mouvement perpétuel et l’instabilité permanente. Mouvement organique de chacune des partitions, jusqu’à celui — subtil — de l’histoire de la musique et de sa modernité. Car c’était avec le rêve de nouvelles sonorités que Berlioz caractérise chacune de ses « idées fixes » dans sa Symphonie Fantastique, c’est sur fond d’étrange immobilité, minimaliste avant l’heure, que Ravel faisait entrer le saxophone dans son Boléro.
Questionner la modernité, c’est une affaire de fragilité. Quand le son se promène aux précipices et aux frontières, avec Anton Webern, et que la musique creuse le silence alors le langage ouvre une nouvelle page, en 1930, qui — ne serait-ce que par érosions — trouvera écho chez Gérard Grisey jusqu’à Ondřej Adámek.
Ces ambitieuses et vénéneuses spirales ensorcellent, car l’immatérialité même du son nous trompe, nous
berne, nous ment. On se perd dans un jeu de double avec l’œuvre d’Adámek, tout comme la partition de
Philippe Leroux où le saxophone et la voix ne font qu’un. Hallucination auditive ou perfection de l’écriture musicale : « J’ai découvert que les instruments, fondamentalement, deviennent toujours plus indifférents à mes yeux » confiait Webern dans une lettre à son ami Berg. Indifférents et différents car « tout corps sonore mis en œuvre par le compositeur est un instrument de musique » (Berlioz). Hallucinations auditives, encore, avec les arrangements de la Danse Macabre de Saint-Säens où l’instrument prend soudain une couleur plus sombre. Hallucinations, toujours, pour faire entrer tout l’orchestre du Bal de la Symphonie Fantastique ou de la Valse de Ravel dans un trio d’instruments. Ce n’est ici qu’histoire de séduction, car cette valse, spirale sans fin, « tourbillon fantastique et fatal » selon le compositeur, se souvient des désastres de la Première Guerre Mondiale.
A l’écoute, en recherche de fusion ou simplement éloquentes, le saxophone déploie ses spirales sans fin pour sonder les profondeurs comme pour nous élever. Escaliers du temps, des origines à nos jours, sans jamais abandonner son auditeur sur le chemin, Eudes Bernstein avec cet opus premier offre un disque qui s’écoute en boucle.
© Rodolphe Bruneau-Boulmier