« Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté ».
L’invitation au voyage, extrait des Fleurs du mal de Charles Baudelaire
A la fin du XIXème siècle, la plupart des familles de la bourgeoisie française possèdent un piano. Cet objet de décoration, avant tout, est joué – parfois malgré lui – par un public de jeunes filles que l’on observe avec condescendance. Les romans qui nous décrivent la société de l’époque se sont emparés de cette image certes futile, mais possédant un fond de justesse. De salon en salon, on interprète des pièces virtuoses du romantisme (cela concerne évidemment les amateurs les plus doués) ou bien celles plus à la portée de tous, puisées dans un répertoire allant de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) à César Franck (1822-1890). Deux siècles concentrent toute l’histoire du piano et il y a peu de place pour un nouveau langage. Le jeune Debussy ne mûrit le sien que lentement.
Il ne fait d’ailleurs pas partie des pianistes surdoués. Il rechigne même à jouer les pièces virtuoses, étonnant ses professeurs par un jeu personnel peu orthodoxe. Ses premières compositions sont d’un romantisme suranné et Piotr Tchaïkovski (1840-1893), qui reçoit la partition de sa Danse Bohémienne juge l’écriture – de celui qu’il nomme “le petit Bussy” – assez fade.
C’est en partie au contact des écrivains et des peintres de la fin du XIXème siècle que Debussy fait évoluer son langage. Dans un contexte de politique internationale inquiétant, le retour au classicisme français permet d’affirmer les valeurs du Grand Siècle. Certains s’enferment dans l’art du pastiche et d’autres utilisent cette technique afin de trouver des couleurs plus affinées. Les poèmes de Paul Verlaine (1844-1896) incitent à cet impressionnisme des timbres, que Debussy transcrit en premier lieu à l’orchestre. Le Prélude à l’après-midi d’un faune, les Nocturnes pour orchestre, Pelléas et Mélisande élargissent de manière prodigieuse le champ sonore. Puis, c’est au tour du piano de connaître une révolution qui, dans un premier temps, passe presque inaperçue : Pour le piano en 1901, tout d’abord puis les Estampes, deux ans plus tard. Toutes les pièces qui suivent s’inscrivent dans la logique de cette entrée en musique du XXème siècle, sans que le compositeur éprouve le sentiment de faire œuvre de pionnier. Car sa musique, si prodigieusement inventive, et que l’on interprète aujourd’hui avec tant de précautions, ne se prétend nullement d’avant-garde. Aux yeux du musicien, elle exprime simplement le plaisir de jouer et de découvrir de nouvelles sonorités.