La langue maternelle d’un compositeur est la première musique qu’il entend ; c’est donc elle qui détermine le « patrimoine génétique » sonore d’un musicien. De ce fait, les liens entre la musique d’un pays et la langue qui y est parlée me semblent évidents. Il y a une évidente relation entre le lyrisme de la musique de Verdi et le caractère mélodieux de la langue italienne. Quant à la musique austro-allemande de Beethoven ou de Schoenberg, son sens aigu de la structure ne renvoie-t-il pas à la langue parlée par ces deux compositeurs ? Enfin, il est tout aussi incontestable que l’art du clair-obscur debussyste est totalement lié à la nature très nuancée en demi-teinte du français.
La musique arménienne ne déroge pas à cette règle. Elle est tout aussi singulière que ne l’est l’arménien, langue orpheline indo-européenne née à la frontière entre orient et occident. C’est une musique de synthèse, comme la langue nationale, entre des sources opposées, entre est et ouest, entre populaire et savant. Si les archétypes mélodiques voire harmoniques de la musique arménienne font la part belle aux intervalles augmentés et aux échelles non-tempérées qui sont caractéristiques de l’orient, l’art de la composition des grands musiciens arméniens est totalement ancré dans une facture et un savoir-faire occidentaux.
Le père fondateur de la musique savante arménienne est Komitas Vartabed. Comme Bartok, il fut un grand collecteur de mélodies populaires qu’il a tout d’abord transcrites à l’écrit dans une version fidèle à la réalité entendue, puis qu’il a arrangées, harmonisées et rendues plus complexes. Ainsi les versions de chants populaires qui sont enregistrées sur ce disque au piano seul ou en petite formation de chambre sont déjà une prise de distance vis-à-vis du modèle populaire chanté a cappella. Quelques décennies plus tard, l’autre grande figure de la musique arménienne, Aram Khatchatourian, utilisera ces éléments issus du folklore et il y ajoutera une grande maîtrise orchestrale caractéristique de bien des compositeurs formés à l’école soviétique.
La plupart des chansons populaires consignées par Komitas ont des textes d’une simplicité touchante et expriment une forme de nostalgie voire de mélancolie. Si l’humour et la dérision font partie de la culture arménienne, les épreuves traversées par ce peuple à la longue histoire font que l’expression d’une forme de chagrin est constante.
Ce disque est publié l’année de la commémoration du centenaire du génocide de 1915. Ce drame n’ayant jamais été reconnu par ceux qui l’ont perpétré, le peuple arménien n’a pu effectuer le nécessaire travail de deuil collectif consécutif à une telle tragédie. Au contraire, l’attente d’un aveu de responsabilité d’une nation voisine de l’Arménie ne fait que raviver une colère nationale contre un inacceptable révisionnisme historique. Mais même dans les périodes les plus sombres de son histoire, l’Arménie a toujours produit des musiciens et de la musique. Le légendaire optimisme des arméniens est une forme de lutte efficace contre l’obscurantisme.
Les pièces qui composent ce récital peuvent être animées, contemplatives, tendres, solennelles, mais elles sont très rarement noires, pathétiques. Une forme de confiance en l’avenir caractérise « l’esprit arménien ». La musique est synonyme d’espoir, elle est un moyen de lutter contre l’anéantissement, un moyen de résister. En pensant à mes ancêtres disparus il y a un siècle, je voudrais que ce disque témoigne précisément de la foi en la justice qui n’a jamais quitté mon pays d’origine.