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ZONES

Une zone est un lieu, un espace, une partie. Physique, géographique, psychologique. Une zone est définie de l’extérieur – ou bien se définit elle-même. Une zone peut se frotter à une autre. Il n’y a nulle obligation d’avoir un mouvement fluide d’une zone à l’autre. Comment parler d’une musique qui s’auto-définit ? Même, dirai-je, pourquoi en parler ? Les sonates de Domenico Scarlatti forment un ensemble unique et singulier de quelques 555 pièces pour clavier, qui vont du naïf au plus tordu (souvent au sein d’une même sonate) et qui pourraient être comparées à un grand nombre de concepts extra-musicaux.

Il est extrêmement difficile d’analyser et de décrire musicalement la mécanique de l’obsessionnel, du magique, du redondant ou de l’absurde. Je crois que le lecteur et l’auditeur comprendront que je ne parle jamais de musique. À vrai dire, même lorsque je joue, il ne s’agit pas de parler de musique. La musique, elle-même, ou parle ou peint ou danse. Je ne fais que subir les contorsions nécessaires pour faire marcher la chose, jusqu’au point où je me retrouve moi-même in the zone. Il y a des poèmes proto-automatiques de Guillaume Apollinaire qui se lisent magnifiquement comme des sonates de Scarlatti ; des œuvres de Maurice Ravel qui reflètent la suspension lassante et répétitive du temps qui architecturalise ce répertoire ; des techniques plastiques telles le pliage comme méthode de Simon Hantaï ; ou le dripping de Jackson Pollock (allez faire un tour sur Google pour revoir les images !) qui correspondent visuellement à l’électricité statique de la tension tonale de ces cellules bouclées et non-liées, les unes sur les autres. Genre, des zones.

Bon d’accord, chaque sonate est donc une zone ? La fille veut s’aventurer dans le conceptuel – pas besoin de Tumblr, non ? Non, non, non ! Les zones durent une mesure, ou deux mesures, ou contiennent cinq répétitions de la même phrase. Enfin, c’est un peu difficile à prévoir. Je pense que c’est même le but. Quand tu es dans la zone, peu importe. Quand tu changes de zone, Domenico se fiche de savoir si tu aimerais avoir du temps pour t’y faire, ciao merci. Ça vire, point. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’être capricieux. C’est juste…tordu. Les zones sont à la fois explosives, ennuyeuses, charmantes, mécaniques, biscornues, incohérentes.

L’enregistrement est en soi un processus singulièrement fragmenté. Je ne garde en mémoire que des instantanés. Le noir, les quelques heures de la nuit profonde où le silence se fait vraiment, des taches de lumière au moment d’aller écouter en cabine. Des voix désincarnées profèrent des phrases désarticulées. Je suis dans la zone. Elles sont la zone. Il me paraît très juste d’enregistrer ce répertoire pour un premier album précisément parce que la musique est à l’image du médium : c’est l’art de construire des joints.

Tant de propos existent déjà sur la nature disjointe de la vie et de l’art de Scarlatti. Je préfère ne pas non plus parler des compositeurs – je ne connais pas personnellement Domenico !

Les sonates, ce sont les vides entre les notes, les barres de mesure décalées, le disque rayé qui tourne en rond. C’est une série d’états d’esprit qui ne devraient pas se suivre, où des silences brutaux et une confusion continue se mêlent comme des expérimentations sur la schizophrénie. Je crois qu’il faut accepter la dysphorie, l’inconfort avec soi-même et les limites du continuum spatio-temporel – et se plonger, se laisser submerger, se noyer, dans 80 minutes de Scarlatti.

La zone est à défricher.

 

Lillian Gordis, décembre 2018