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C’est par un précieux manuscrit, fruit d’une compilation dont la copie est achevée à la toute fin du XIVe siècle et conservé à la bibliothèque de l’abbaye de Montserrat, que ces dispositions nous sont connues. Sur 172 folios d’origine, 137 seulement nous sont parvenus. Parmi nombre de documents liturgiques ou administratifs, on trouve un bref chansonnier (f.21v-27), composé de dix chants anonymes. Une note, placée entre les deux premiers chants, en précise la mission : permettre à ceux des pèlerins qui le souhaitent de chanter et danser pour rester vigilants la nuit dans l’église de la bienheureuse Marie de Montserrat, mais également à la lumière du jour (« Quia interdum peregrini quando vigilant in ecclesia Beate Marie de Monte Serrato volunt cantare et trepudiare, et etiam in platea de die »). A condition que les chants demeurent décents et pieux (« nisi honestas ac devotas cantilenas cantare ») et en prenant garde à ne pas perturber ceux qui sont plongés dans la prière ou dans la dévotion contemplative (« ne perturbent perseverantes in orationibus et devotis contemplationibus »). Pas si simple…

Pour ce lieu de rencontres, l’uniformité n’est donc pas de mise. Ni dans la composition (4 monodies pour 6 polyphonies à deux, trois ou quatre voix), ni dans l’écriture (la notation introduite vers 1315-1320 par Philippe de Vitry voisine avec les notes carrées des parchemins du grégorien). Pas plus dans la langue (le latin liturgique [8 pièces] assume la concurrence du catalan local, si proche de l’occitan [2]) que dans les options chorégraphiques (4 chants s’accompagnent de rondes, ball a redon en catalan, danses en cercle, où l’on se donne la main). Des emprunts les plus anciens aux partis-pris les plus modernes, même emmaillés de tours « vieillots », une hétérogénéité assumée. Comme celle des pèlerins venus de tous les horizons, géographiques et sociaux, brassés dans une unité fraternelle – la même qui les unit, moins souriante, dans ces danses macabres qui gagnent les murs des églises et narguent la vanité des vivants à l’heure où on compile les chants.

Par delà les siècles, les chants et les danses qui résonnèrent dans l’église abbatiale de Montserrat ont la saveur de la différence.

On ne peut mesurer l’écart entre ces moments de musique populaire et la tradition de plain-chant que les moines entretenaient à Montserrat, les incendies ayant fortement obéré le trésor de la bibliothèque du lieu saint, et au dernier chef, la mise à sac du monastère par les troupes napoléoniennes lors de la campagne de 1811. Par chance, le manuscrit de 1399 y a été soustrait, prêté alors pour étude à un érudit barcelonais. Qui le conserva pieusement. Lorsqu’un demi-siècle plus tard ses héritiers le restituèrent à Montserrat, les moines l’habillèrent d’une couverture de bois et velours rouge qui lui vaut son nom contemporain de Llibre Vermell de Montserrat. Ce corpus avait acquis une telle renommée en cette fin de XIXe qu’il obtint la côte initiale, premier volume enregistré de la nouvelle bibliothèque monastique qu’il refondait symboliquement.

Et c’est sous ce nom qui semble tout droit sorti d’un roman de Chrétien de Troyes que ce prodigieux document est désormais connu. Juste clin d’œil à un imaginaire légendaire qu’il illustre.